Serge Lemoine :

    Introduction au catalogue de l’ exposition


De Puvis de Chavannes à Matisse et Picasso

    Vers l’ art moderne

    Sous la direction de Serge Lemoine

    Palazzo Grassi, Venise, 2002


    Le créateur
    Par Serge Lemoine.

    Texte de présentation du catalogue De Puvis de Chavannes à Matisse et Picasso / Vers l’art moderne, édité lors de l’expositon dont Serge Lemoine fut le commissaire en 2002, au Palazzo Grassi, Venise.

    Un artiste a marqué de son influence déterminante l'histoire de l'art de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Dans l'Europe entière et en Amérique. Son nom n'est pas oublié. Il n'évoque cependant aujourd'hui plus rien de cette importance ni de cet ordre, car il ne s'agit pas de Monet ou de van Gogh, de Rodin ou même de Cézanne, ni d'aucun nom qui rencontre tant la faveur du public, qu'on voit exposé partout, atteindre des prix extravagants dans les ventes aux enchères, publié dans les livres et jusque sur les couvertures des magazines à grand tirage. Il s'agit d'un peintre français, Pierre Puvis de Chavannes, qui vécut de 1824 à 1898.


    L'histoire

    L'histoire de l'art moderne, pour appeler ainsi l'art du XXe siècle et en le considérant de notre point de vue contemporain, est aujourd'hui écrite de façon simple et linéaire : elle est connue de tout le monde. Elle commence avec l'impressionnisme où figurent, associés sans distinction, Manet, Monet, Renoir, Degas, auquel succède le post-impressionnisme avec Seurat, van Gogh, Gauguin et Cézanne, se poursuit avec le fauvisme et Matisse, continue avec Picasso et le cubisme et parvient à l'abstraction avec Kandinsky. À quoi il faut ajouter le surréalisme, qui vient après, en trouvant mal sa place dans cet enchaînement. La suite se décline à partir de ce principe. Cette façon de voir est aujourd'hui admise - et depuis longtemps - par la majorité des historiens, des critiques, du public dont elle conditionne le goût et les valeurs, ainsi que par la plupart des artistes eux-mêmes.

    Un tel schéma historique, qui place l'impressionnisme à la source de l'art moderne, présente pourtant, et a toujours présenté, dès lors qu'il est envisagé sans a priori, de nombreux points qui restent inexpliqués et incompréhensibles, comme celui du passage de Monet au cubisme par l'intermédiaire de Cézanne ou encore du cubisme à l'abstraction, quand l'art de Mondrian et de Malévitch, pour ne pas parler de Kandinsky et de Kupka, recèle tant d'implications spiritualistes. Plus précisément, peut-on comprendre la création de Picasso à son époque « bleue et rose » à partir de Toulouse-Lautrec, de Steinlen, voire de Gauguin, comme on le fait ? Quels rapports avec ce qui le précède offre le Matisse de Luxe, calme et volupté à la technique divisionniste, de Bonheur de vivre à la touche si vivement colorée, rapide et ondoyante, des deux versions de Luxe qui privilégient d'un seul coup la ligne aux dépens de la couleur, enfin de La Musique et de La Danse aux aplats colorés et fortement contrastés ? Plus tard au XXe siècle, que penser des sujets de Picasso de l'époque dite « néo-classique » ou « ingresque » et de leur traitement ? D'où viennent ces compositions en frise aux couleurs si singulières, avec leurs bandes parallèles de terre, de mer et de ciel et leurs thèmes si particuliers, dont l'artiste poursuivra l'utilisation jusqu'à ses figures « monstrueuses » des années 1830 ? Pourquoi Matisse reste-t-il attaché au thème de la danse lorsqu'il honore la commande du docteur Barnes et traite-t-il les lunettes du bâtiment avec ces formes, ces aplats et ces couleurs ?

    Dans la dernière partie du XIXe siècle et les années autour de 1900, pourquoi rencontre-t-on autant de peintres dans le monde qui n'ont rien de commun avec l'impressionnisme et qui n'appartiennent pas non plus à la catégorie de l'art académique et éclectique communément qualifiée d' « art pompier » ? Tous ces artistes parmi lesquels figurent bon nombre de sculpteurs affichent dans leur production une grande unité de style et de contenu qui les fait rassembler aujourd'hui sous l'appellation du symbolisme, tendance à laquelle Gauguin lui-même appartient avec ses sujets philosophiques. Tout à l'opposé, Seurat : mais dans ses compositions, ne figurent pas davantage de souvenirs de l'impressionnisme.

    Ces quelques questions, posées en désordre parmi tant d'autres, demeurent sans réponse quand elles sont envisagées dans la postérité de Monet, voire de celle de Cézanne. Elles pourraient accréditer la théorie de la « rupture », rupture entre l'art du passé et celui du XXe siècle, si chère aux esprits qui rejettent celui-ci tout en bloc et déplorent le « métier perdu ». Est-il possible aujourd'hui de réexaminer cette histoire univoque et devenue traditionnelle - d'autres parleront de vulgate -, qui se montre si peu satisfaisante devant la richesse et la complexité des manifestations ? En délaissant les formules toutes faites comme en mettant à l'écart les partis pris, il faut revenir à l'histoire elle-même, regarder surtout les faits et leurs manifestations, puis étudier ce qui est advenu depuis le début de l'art moderne, et non pratiquer le chemin inverse, c'est-à-dire partir de ce qui est connu et admis aujourd'hui pour remonter dans le temps. Ce réexamen permet de comprendre que, en dehors des modes comme de la tradition sclérosée, ni impressionniste, ni réaliste, ni académique, un peintre a apporté dès 1865 un langage neuf, des idées simples et fortes et un idéal artistique qui ont été compris en moins de deux décennies par ses contemporains et les générations qui ont suivi comme par le public, au point d'exercer une influence profonde dans le monde entier et qui a duré jusque tard dans le siècle suivant. Ce peintre, on l'a déjà annoncé, c'est Puvis de Chavannes.


    La gloire

    Son art, qui s'est manifesté dans des décors monumentaux couvrant de vastes surfaces, intégrés à l'architecture et dans des tableaux de chevalet de toutes dimensions, certains de grand format, d'autres relativement modestes, s'affirme grâce à deux composantes majeures : un sujet et une forme. Celle-ci se compose d'éléments picturaux simplifiés, qui peuvent aller jusqu'à la schématisation, d'un dessin synthétique, de couleurs abattues et en nombre restreint, de l'affirmation de la planéité aux dépens de la profondeur illusionniste. La facture, quant à elle, est peu apprêtée et parfois grossière, y compris dans les petits formats. Le contenu repose sur l'allégorie, privilégie des thèmes simples, exposés sans narration ni psychologie et desquels se dégage une poésie tantôt élégiaque, tantôt triste ou parfois tragique. Les tableaux L'Espérance (1872), Les Jeunes filles au bord de la mer (1879), Le Rêve (1883), à travers leur sujet abordé de façon directe, leur silence et leur aspect parfaitement intemporel, constituent de véritables poèmes picturaux grâce à leur composition épurée, au rapport des formes entre elles et à la juste adaptation de leur coloris, quand les deux versions du Fils prodigue (1879) et plus encore Le Pauvre pêcheur (1881), par son dépouillement extrême, traduisent sans littérature ni effet pittoresque la déréliction et la misère. De leur côté, les grands décors, ceux du musée de Picardie à Amiens à travers leurs deux phases (1861-1865 et 1880-1882) et notamment celle intitulée Ludus pro patria, la composition Doux payspeinte en 1882 pour l'hôtel de Léon Bonnat à Paris, les peintures monumentales du musée des Beaux-Arts de Lyon (1884-1886) et en particulier Le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses, les deux cycles consacrés à l'histoire de sainte Geneviève au Panthéon à Paris (1874-1878 et 1893-1898) par leur ampleur, leur ambition, leur science et leur simplicité témoignent d'une parfaite adéquation entre le sujet et la forme dans laquelle il est exprimé, la peinture et l'espace, l'invention poétique et les contraintes de la muraille.

    Cette façon de composer avec une telle aisance, de montrer avec cette clarté, de tout simplifier et jusqu'à la touche, d'aller à l'essentiel en sachant traduire les détails, de créer des images qui demeurent sans jamais raconter, indique la position singulière de Puvis de Chavannes dans son temps. Ni Cabanel ou Baudry, ni Bonnat ou Meissonier, aucun rapport, dès son chemin trouvé dans les années 1860, avec le style des différents protagonistes de l'art du Second Empire et de la Troisième République, qui triomphent au Salon où lui-même expose. Ni Manet, ni Pissarro ou Monet, pas davantage de points communs avec l'art des impressionnistes et du Salon des refusés, rien de la traduction réaliste du paysage et de l'atmosphère, du goût pour la nature morte, de l'attirance pour l'éphémère et le changeant, de la transcription de l'anecdote ni de la représentation de la banalité quotidienne. Seul Degas, par sa rigueur et son audace, présente de réels rapports avec Puvis de Chavannes : au début de leur carrière, tous deux ne se référent-ils pas au même modèle, Ingres, ainsi qu'à la peinture murale du Trecento ?

    Les décorations monumentales, les tableaux et les dessins de Puvis de Chavannes, qui témoignent de l'art le plus accompli, le plus différent de l'époque et en même temps le plus directement relié à la grande tradition, permettent de comprendre l'influence qu'il a exercée sur ses contemporains et les générations qui ont suivi, quand l'art des impressionnistes s'est révélé sans conséquence, sinon celle de provoquer des réactions salutaires à son encontre, et celui de Degas, trop particulier, sans postérité appréciable. Puvis de Chavannes a connu une position comparable mais supérieure à celle de Jean-François Millet quelques années plus tôt, lequel a marqué, pour les mêmes raisons - le sens de la synthèse, la réduction à des types, la traduction de l'intemporalité et la création d'images fortes et inoubliables - des artistes comme van Gogh, Seurat, Gauguin, Segantini et de nombreux autres peintres, qui s'inspireront, parfois dans un même temps, de l'œuvre de l'un ou de l'autre de ces deux maîtres. Le magistère exercé par Puvis de Chavannes se trouve bien illustré par le banquet offert en son honneur en 1895 à Paris. Organisé et présidé par Auguste Rodin, il réunit 550 personnes, peintres, sculpteurs, poètes, écrivains, critiques, compositeurs, hommes politiques, fonctionnaires, amateurs, heureux de lui témoigner leur admiration. De son vivant, ce sont des générations entières d'artistes venus notamment de Scandinavie, d'Allemagne, de Catalogne, de Suisse, d'Amérique, qui se rendront dans la capitale française et prendront son art pour modèle, Puvis de Chavannes jouant alors le rôle qui avait été celui de David autour de 1800 et qui sera celui de Mondrian après lui, son rayonnement contribuant à renforcer la position de Paris comme capitale de l'art. Il mourut en 1898, universellement admiré.


    L'effacement

    Sa gloire ne l'empêcha pas de connaître la désaffection. Son nom commença à être oublié de l'opinion publique, des historiens, des critiques, des artistes après la première guerre mondiale, même si quelques ouvrages dont celui de Camille Mauclair, paraissaient encore pour célébrer son art et alors même que la notoriété de quelques-uns de ses disciples les plus prestigieux, Bonnard et Vuillard comme Matisse et Picasso, ne cessait de croître, quand de jeunes peintres plus ou moins marginaux comme Balthus le découvraient à leur tour. Le désintérêt puis l'oubli s'accompagnèrent bientôt de l'incompréhension le concernant et même de contre-sens.

    Il est à la fois possible d'en comprendre les raisons et difficile de les expliquer sans paraître trop simple. Le premier phénomène concerne le moyen d'expression privilégié de Puvis de Chavannes, la peinture monumentale, qui passe progressivement de mode devant la transformation de l'architecture conjuguée à l'évolution du goût. Le programme de décoration du palais de Chaillot, construit à Paris en 1937 et qui trouve son équivalent à la même époque en Italie, en Allemagne et en URSS dans les bâtiments officiels, apparaît comme l'une des dernières manifestations de cette façon de concevoir l'intégration des arts, quand la maison Schrôder de Rietveld à Utrecht, le Bauhaus de Gropius à Dessau, la pavillon de l'Allemagne de Mies van der Rohe à Barcelone, la villa Stein-de Monzie de Le Corbusier à Garches avaient déjà révolutionné l'art de bâtir.

    L'autre raison est d'un ordre différent, qui touche autant au domaine de la sensibilité qu'à l'évolution des mentalités : elle se manifeste dans le goût toujours plus affirmé pour une peinture immédiatement accessible et sans démonstration, Guernica de Picasso et certaines peintures surréalistes servant d'exemples a contrario. En somme, le triomphe de l'impressionnisme, qui se réclame de la sensation immédiate quand la peinture « ancienne » est réputée difficile voire rébarbative. La composition méditée laisse en effet la place à la peinture improvisée, qui va se traduire jusque dans la facture par un métier hâtif ou à l'inverse lourdement insistant comme chez van Gogh. Ultime conséquence : la généralisation des petits et moyens formats, l'art de la première moitié du XXe siècle ayant, sauf exception, complètement changé d'ambition : le tableau de chevalet plus rapide à exécuter, plus économique, facilement transportable, exposable et négociable a définitivement pris le pas sur la « grande peinture ». Toutes ces caractéristiques, qui indiquent des changements de fond des mentalités et des usages, ont fini par s'imposer comme seuls critères de la modernité : ils généreront tous les malentendus à commencer par celui qui a consisté à assimiler, contre toute évidence, Puvis de Chavannes à 1' « art pompier ». Cette pensée fausse a culminé en 1968 à Paris avec les railleries dont la peinture de la Sorbonne a été l'objet lors de l'occupation de l'université de Paris par les manifestants, dont certains - en authentiques « barbares » - sont allés jusqu'à envisager de la détruire. Cet état d'esprit a trouvé une autre forme de manifestation, quand le surréalisme ayant fini de conquérir son territoire, il devint nécessaire de l'expliquer et de lui trouver des sources, en même temps que le symbolisme commençait à ressurgir : c'est alors la figure de Gustave Moreau, tellement littéraire et d'une qualité picturale moindre, qui a été réhabilitée, rejetant un peu plus dans l'ombre et l'incompréhension celle de Puvis de Chavannes. Ainsi dans la deuxième moitié du XXe siècle, et au fur et à mesure de l'importance grandissante accordée à Marcel Duchamp, qu'elle ait été légitime ou qu'elle ait reposé sur des malentendus, l'art de Puvis de Chavannes a-t-il été oublié. Une suite d'expositions et de livres devaient, à partir des années l970, commencer à réexaminer en premier lieu un mouvement qui avait été complètement marginalisé par le goût exclusif dévolu à l'impressionnisme : le symbolisme. Ainsi l'exposition Le Symbolisme en Europe pouvait-elle dresser en 1976 un premier inventaire de cet art singulier, au sein duquel Puvis de Chavannes ne représentait encore qu'un nom parmi les autres. Le livre Journal du symbolisme de Robert L. Delevoy l'année suivante tentait de donner des explications et du sens à la complexité des tendances qui ont animé ce mouvement : si Puvis de Chavannes n'y était pas négligé, il y apparaissait toutefois moins important que Gustave Moreau ou les artistes pré-raphaélites. En 1995, la passionnante exposition de Montréal Paradis perdus : l'Europe symboliste envisageait les manifestations de cette époque sous un angle iconographique qu'elle s'efforçait de présenter de façon littéraire et méconnaissait le rôle joué par Puvis de Chavannes. En 1999 encore, l'exposition du musée d'Ixelles Les Peintres de l'âme. Le symbolisme idéaliste en France mentionnait l'existence de Puvis de Chavannes sans insister outre-mesure sur la prééminence qui avait été la sienne. Enfin l'exposition de la Royal Academy de Londres intitulée 1900. La belle époque de l'art, organisée pour l'an 2000, n'offrait qu'un panorama sans axes ni hiérarchie, Puvis de Chavannes, décédé en 1898, en étant absent, alors qu'il se trouvait être l'une des références majeures de l'époque. Dans un autre registre enfin, on notera pour l'amusement, mais aussi comme manifestation exemplaire de cet état d'esprit, l'ouvrage de Georges Banu L’Homme de dos, peinture et théâtre, publié en 2000 et salué par la critique, où le nom de Puvis de Chavannes n'est même pas mentionné.


    Le démenti

    La réhabilitation de Puvis de Chavannes, ainsi que la mise en évidence du rôle qu'il a joué à son époque et de l'influence qu'il a exercée par la suite, est venue d'outre-Atlantique. Déjà en 1946, l'historien d'art américain Robert Goldwater, s'appuyant, disait-il, sur une suggestion d'Alfred Barr lui-même, avait publié un article prémonitoire sur ce sujet. Puis, en 1975, Richard J. Wattenmaker, alors conservateur en chef à l'Art Gallery of Ontario de Toronto, organisa une première exposition sur Puvis de Chavannes où il démontra, avec perspicacité et une parfaite compréhension de l'importance du phénomène, toute son influence. Cette magnifique entreprise, à contre-courant de l'époque, resta confidentielle et sans suite, malgré les deux critiques favorables de Hilton Kramer dans le New York Times, parues, il est vrai, à quelques jours de la fermeture.

    La première rétrospective consacrée à Puvis de Chavannes fut organisée en 1976 à Paris par Jacques Foucart et Louise d'Argencourt, avant d'être présentée à Ottawa. Malgré sa qualité et son ampleur, elle ne rencontra pas d'écho et ne fit pas changer l'appréciation portée sur l'artiste, pas davantage que le catalogue très érudit des dessins de Puvis de Chavannes conservés au musée du Petit Palais à Paris, publié en 1979 par Marie-Christine Boucher, qui venait pourtant confirmer l'importance de l'artiste comme dessinateur. Vinrent ensuite des rappels, diverses mentions, quelques précisions, celles de Pierre Vaisse par exemple, qui a bien mis en valeur en 1983 les rapports existants entre l'art de Ferdinand Hodler et celui de Puvis de Chavannes, tandis que Françoise Cachin de son côté mentionnait les liens de Gauguin avec Puvis dans son livre sur le peintre de Tahiti paru en 1988. Pierre Schneider, dans son ouvrage capital sur Matisse, a montré en 1984 ce que l'auteur de La Danse devait à Puvis. C'est aussi Paul-Louis Mathieu en 1990 dans La Génération symboliste qui, envisageant cette époque sous l'angle historique, insiste bien sur la figure de Puvis de Chavannes. Anne Distel et Michael F. Zimmermann surtout, dans leurs études respectives de l'œuvre de Seurat publiées en 1991, font apparaître comment l'inventeur du pointillisme s'est nourri de l'art du maître lyonnais. Kenneth E. Silver dans son livre intitulé Vers le retour à l'ordre, paru en 1991, a bien vu que les sources de Picasso, après la première guerre mondiale se trouvent chez Puvis de Chavannes, comme Arne Eggum l'a fait en 1992 pour Edvard Munch dans sa biographie de l'artiste, publiée dans le catalogue Munch et la France. Pierre Daix est revenu en 1995 dans son Dictionnaire Picasso sur les sources puvisiennes du peintre de la période bleue et rose. L'exposition Pierre Puvis de Chavannes au van Gogh Muséum d'Amsterdam en 1999, organisée par Aimée Brown-Price, a mis en valeur à son tour l'importance de l'art de Puvis et rappelé brièvement son influence à travers quelques exemples. En 2000 enfin, au Statens Muséum for Kunst de Copenhague, Peter Norgard Larsen, dans l'exposition intitulée Symbolism in Danish and European Painting 1870-1910, a su montrer l'emprise exercée par Puvis dans cette partie de l'Europe. Ces manifestations n'ont toutefois pas permis de réviser la perception de l'œuvre de Puvis de Chavannes. En comparaison du prestige dont continuent à jouir les noms de Manet, Monet, van Gogh, ainsi que ceux de Cézanne et Gauguin, la figure de Puvis de Chavannes n'est toujours pas réhabilitée. Il suffit pourtant de voir pour comprendre. Dès les années 60 du XIXe siècle, le style de Puvis de Chavannes était élaboré avec les compositions pour le musée de Picardie à Amiens, où il disposa les panneaux Le Travail et Le Repos, La Guerre et La Paix, complétés par la composition Ave Picardia nutrix, qui s'échelonnent de 1861 à 1865, puis les deux décorations pour le palais Longchamp à Marseille (1867-1869). Son art, qui devait ensuite évoluer pendant trente ans, sera connu, largement diffusé, regardé, discuté au point de susciter de véritables rejets mais aussi des passions convaincues. Et sa notoriété ira toujours plus grandissante. En même temps que les commandes publiques pour Poitiers, Lyon, Rouen, le Panthéon, la Sorbonne et la bibliothèque de Boston enfin, les expositions au Salon se succéderont, les mêmes tableaux étant montrés à plusieurs reprises. Avant d'être posées dans les bâtiments, les compositions monumentales y étaient exposées également dès leur achèvement, le public et les artistes pouvant ainsi les découvrir, de même que leurs cartons et leurs réductions qui étaient montrés ensuite. Les galeries, en particulier celle de Durand-Ruel à Paris et à New York, ont présenté son travail de façon complète à plusieurs reprises, en 1899 encore après sa disparition, un hommage lui étant rendu enfin au Salon d'Automne en 1904. Il exposera seul ou en groupe à toutes sortes d'occasions à Paris et à l'étranger, à Bruxelles, à Vienne, en Scandinavie, en Allemagne, en Italie, en Amérique. Puvis de Chavannes a été connu, compris et admiré : aussi son influence s'est-elle immédiatement exercée.


    Les pairs

    À leurs débuts, Puvis de Chavannes et Degas sont proches l'un de l'autre, puis leurs voies diffèrent. Mais Degas, qui a collectionné les dessins de Puvis, restera attentif à son art et retrouvera, à la fin de sa vie dans ses propres travaux sur papier, des formules de son ami. Odilon Redon subira fortement la marque de Puvis, dont il retiendra les fonds crayeux, frustes et indéterminés, les formes sommaires et bien entendu le goût pour la ligne : ses tableaux paraissent souvent être des détails agrandis de compositions de Puvis, comme La Prisonnière (Cologne, Walraff-Richartz Museum). Eugène Carrière, qui était un ami de Puvis et a peint son portrait (Lyon, musée des Beaux-Arts), n'a pas manqué de subir son influence, se révélant autant fluide et évanescent que Puvis se montrait ferme et construit : le tableau Les Jeunes mères (1906, Paris, musée du Petit Palais) apparaît comme le double contraire de la partie centrale du Bois sacré. Quand tout les oppose, les peintres impressionnistes, au reste défendus par Puvis, sauront tenir compte de son exemple : ainsi Auguste Renoir, dont le tableau Les Baigneuses (1887, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art), apparaît moins « ingresque », comme on l'a dit, que complètement puvisien dans son sujet, sa composition et le traitement des formes. Auguste Rodin lui-même, pourtant si personnel, doit beaucoup à l'art de Puvis et à son traitement du sujet, comme le montrent notamment le port de la statue L'Age d'airain (1875-1877, Paris, musée Rodin), son mouvement et la précision de son contour. C'est Rodin qui organisa le banquet donné en l'honneur de Puvis pour son soixante-dixième anniversaire et resta l'un de ses plus fervents admirateurs jusqu'à la fin de sa vie. Avec la France, l'Allemagne : Hans von Marées se rendit à Paris très tôt, en 1873-1874, et fut impressionné par les compositions de Puvis à qui il restera fidèle, connaissant à son tour une postérité déterminante pour l'art allemand.


    L'écho

    À la génération des artistes nés dans les années 1840 succédera celle des peintres intitulés par habitude post-impressionnistes, terme qu'il faut aujourd'hui abandonner, et celle des artistes symbolistes, qui ne sont pas dissociables les uns des autres : Seurat n'est-il pas l'ami d'Aman-Jean ? Quant à Gauguin, il est à l'évidence un artiste symboliste, à l'instar de beaucoup de nabis, qui s'en inspirèrent en même temps que de Puvis lui-même. Les néo-impressionnistes figurent au rang des premiers disciples, ceux qui reprennent textuellement la leçon de Puvis et jusqu'à ses formules, en les transposant dans des sujets modernes. Georges Seurat peint dès ses débuts un Hommage à Puvis de Chavannes (1881-1882, Paris, collection particulière) dans une pochade qui place Le Pauvre pêcheur sur un chevalet en plein air. Le ton est donné. Une baignade, Asnières (1883-1884, Londres, National Gallery), qui frappe par son immobilité, son coloris pâle et sa simplification extrême reprend la disposition tripartite de Doux pays, l'installation des figures de dos et de profil, le jeu des arabesques inventé par Puvis, que le tableau Un dimanche après-midi d'été à l'île de la Grande Jatte (1884-1886, Chicago, The Art Institute) portera à son paroxysme avec sa composition en frise, ses personnages stylisés intégrés dans un décor rythmé par la disposition des arbres, son format rectangulaire allongé et sa taille monumentale. Les Poseuses (1886-1888, Merion,The Barnes Foundation) jouent sur un mode profane avec des enchaînements de lignes, quand la composition de La Parade (1887-1888, New York, The Metropolitan Museum of Art), radicalisant la leçon de Puvis, porte l'accent sur la frontalité, l'absence de profondeur et la succession des rythmes.

    Vincent van Gogh voua une grande admiration à Puvis, ce dont témoigne sa correspondance, mais finalement peu son œuvre peint. Quant à Paul Cézanne, il retiendra de Puvis la frontalité, qu'il met en pratique dans ses paysages et ses figures, l'organisation de l'espace en trois parties avec la terre, la mer et le ciel (L'Estaque, vue du golfe de Marseille, c. 1878-1879, Paris, musée d'Orsay) comme on l'a vu dans Doux pays et bien entendu, avec le cycle des Baigneuses, les compositions amples, intégrant des figures, celles-ci vues debout de dos ou de profil, de , dos et accroupies ou sortant de l'eau, dans un paysage rythmé par des arbres.

    Georges Seurat, Les Poseuses - ca 1888,
    Collection privée.

    Paul Signac, qui fut le compagnon de Seurat, reprendra plus tardivement les idées puvisiennes dans Les Femmes au puits (1892, Paris, musée d'Orsay) et quelques autres paysages (Saint-Tropez, Le Portail, 1896, Bucarest, musée national des arts de Roumanie), mais sa composition majeure, Au temps d'harmonie (1893-1895, Montreuil, hôtel de ville), se présente comme une transposition de Doux pays. Quant à Henri-Edmond Cross, il apparaît plus littéral, mais aussi plus stylisé, Air du soir (1893-1894, Paris, musée d'Orsay) se présentant bien comme une évocation totalement idéalisée de l'Éden. Les autres pointillistes, Théo van Rysselberghe, Hippolyte Petitjean illustreront des thèmes identiques que Maximilien Luce poursuivra sur le mode familier au siècle suivant jusque dans les années 1930. Avec Seurat, Paul Gauguin est l'artiste qui a le plus regardé Puvis de Chavannes. Il emporta avec lui, lorsqu'il partit en 1891 à Tahiti, une reproduction de L'Espérance (nue) de Puvis, qu'il cite notamment dans l'un de ses tableaux Nature morte à L'Espérance (1901, collection particulière). S'il commence tard et tâtonne quelque peu, il devient, à partir de son installation à Pont-Aven et reste jusqu'à la fin de sa vie, le principal disciple de Puvis, plus fidèle encore que Seurat, parce qu'il conserve et développe la représentation, en l'orientant du côté du symbole et de la méditation philosophique, mais plus libre aussi, parce qu'il réussit à conjuguer arabesque et couleur et pousse plus loin l'abstraction, c'est-à-dire l'irréalisme. Les Jeunes baigneurs (1888, Hambourg, Kunsthalle) et Enfants luttant (1888, Londres, collection particulière) apparaissent comme des citations littérales de motifs de Doux pays, tandis que l'organisation de ses tableaux, le rapport des figures avec le décor, les thèmes illustrés dans Ta matete (1892, Bâle, Kunstmuseum), un groupe de figures, Vairumati (1897, Paris, musée d'Orsay), un personnage isolé, Deux tahitiennes sur la plage (1892, Honolulu, Honolulu Academy of Arts), des silhouettes vues de dos se détachant sur les bandes parallèles horizontales du paysage, et la somme humaniste et ésotérique que représente D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897, Boston, Museum of Fine Arts) constituent, par leur rendu et leur interprétation de Puvis, le plus bel hommage qui puisse lui être rendu. Les personnages vus de dos, ceux de profil, les éléments stylisés du décor, de la végétation comme des architectures, les animaux, chevaux, cochons, chiens, vaches peints de cette façon tellement synthétique, les accessoires et tous les objets simplifiés, enfin l'ambition des sujets d'atteindre à l'universel représentent autant d'éléments que Gauguin a su voir et s'approprier dans l'art de Puvis de Chavannes. Il influencera Emile Bernard, qui lui-même regardera directement Puvis, comme le montre son tableau Les Baigneuses à la vache rouge (1889, Paris, musée d'Orsay).

    P. Puvis de Chavannes - L'été (détail) - 1873
    Musée d'Orsay, Paris.

    Paul Gauguin - D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? - 1897
    Musée des Beaux-Arts, Boston.


    La diffusion

    Seurat, Gauguin, van Gogh et Cézanne ont exercé, comme on le sait, une influence décisive sur les générations à venir. En tout premier lieu, celle des artistes « nabis », qui débuteront vers 1890 et ont tant à voir aussi avec le symbolisme dont ils sont contemporains, et qui sera évoqué plus loin : Le Talisman (1888, Paris, musée d'Orsay) de Paul Sérusier a bien été peint sous la conduite de Gauguin et Maurice Denis n'a-t-il pas rendu un Hommage à Cézanne (1900, Paris, musée d'Orsay) ? À bien regarder pourtant, c'est à Puvis de Chavannes qu'ils doivent leur art.

    Maurice Denis au premier rang, dont l'admiration a été totale comme en témoigne son journal. Il reprend, assimile et développe les idées contenues dans Les Jeunes filles au bord de la mer comme dans Le Bois sacré : la composition en frise, la traduction de l'espace, le choix des couleurs où dominent les teintes crayeuses, la simplicité des formes poussée jusqu'à l'arabesque décorative, qui deviendra le leitmotiv de l'art nouveau et dont on trouve aussi les prémices chez Gauguin, l'expression du rythme enfin, donnée par la position des figures et leur rapport avec les arbres. Alors que Maurice Denis est resté célèbre pour sa définition de la peinture en tant que « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », le sujet tient paradoxalement dans son œuvre une place essentielle, comme en témoignent ses représentations tantôt contemporaines tantôt intemporelles, qui ont pour titre Baigneuses à Perros-Guirec, tout autant que Les Muses, Le Verger des vierges sages et Le Bois sacré. Pierre Bonnard à ses débuts ne manque pas de s'inspirer des inventions contenues dans Inter artes et naturam comme le montre son tableau Le Grand jardin (1898, Paris, musée d'Orsay) jusque dans un format horizontal, de même qu'Edouard Vuillard a su parfaitement assimiler les arrangements de Puvis, que l'on retrouve dans des sujets intimistes comme Intérieur vert (1891, New York, The Metropolitan Museum of Art) aussi bien que dans le vaste ensemble de panneaux décoratifs composé sur le thème des Jardins publics (1894, dispersé). Ker-Xavier Roussel se comportera de même avec ses représentations de scènes contemporaines qu'il délaissera pour des évocations de l'antiquité beaucoup plus littérales. Les autres peintres nabis, Paul Sérusier, Jan Verkade, Charles Filiger, Paul Ranson, Pierre Girieud sont certes des émules du Gauguin de Pont-Aven et d'Emile Bernard ; ils sont surtout des disciples fidèles de Puvis de Chavannes, dont ils poussent parfois les thèmes jusqu'à l'ésotérisme, comme le montre Paysage nabique de Paul Ranson (Londres, collection particulière). Dans ce groupe, Aristide Maillol tient une place à part. D'abord peintre, il reste totalement soumis à l'art de Puvis, ce dont témoigne la copie qu'il exécute en 1887 du Pauvre pêcheur (Paris, musée d'Orsay). Il parvient rapidement et de façon précoce à trouver son style à l'intérieur de l'univers puvisien (La Couronne de fleurs-sujet de prairie, 1889, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptothek), s'inspirant même de Vision chrétienne, le panneau le moins regardé de l'escalier du musée des Beaux-Arts de Lyon, (Portrait de tante Lucie, 1892, collection particulière). Quand il commence à pratiquer la sculpture après 1895, il invente un monde de formes lisses et pleines, sensuelles et idéalisées, qui ne doit rien à l'art de Rodin, mais tout à celui de Puvis jusque dans le recours à l'allégorie. Quant à Félix Vallotton, avec son style particulier et sa vision critique, il reste néanmoins un parfait adepte de Puvis, ce dont témoignent aussi bien les portraits qu'il fit de lui en gravure, les nombreuses figures et l'arrangement du tableau Le Bain au soir d'été (1892-1893, Zurich, Kunsthaus) que ses paysages traités sur le mode antiquisant ou encore ses motifs contemporains (Sur la plage, 1899, Suisse, collection particulière).

    Commence en même temps, c'est-à-dire vers 1895, un second mouvement néo-impressionniste, qui se développe à partir de l'art de Paul Signac, qui a alors évolué vers un divisionnisme plus simple, comme l'a montré l'exposition du Landesmuseum de Munster et du musée de Grenoble en 1996-1997. Signac, ainsi que Cross, qui était son voisin au bord de la Méditerranée, a exercé une très grande influence dans le monde, en France, en Hollande, en Allemagne surtout grâce au comte Kessler, autour de 1900, alors que Cézanne était encore quasi inconnu. Sa technique se conjugue notamment avec l'art de la composition qu'il tient de Puvis et dont témoigne déjà Au temps d'harmonie. Ce nouveau langage permettra d'accroître la diffusion de l'art de Puvis dans une direction supplémentaire, qui trouvera sa confirmation chez Matisse avec son tableau Luxe, calme et volupté (1905, Paris, musée d'Orsay), chez Derain dans sa composition intitulée fort à propos L'Âge d'or (1905, Téhéran, musée d'Art moderne) et chez Jean Metzinger (Paysage, coucher de soleil, 1907, Otterlo, Rijksmuseum Krôller-Mùller) : dans ces œuvres en effet, le sujet, les formes et la composition sont de Puvis quand la couleur et la facture sont de Signac.

    Paul Gauguin, Maternité au bord de la mer - 1899
    Musée de l’ Hermitage, Saint-Petersbourg
    Paul Cézanne, Le Repos des Baigneurs - 1875-76
    Merlon, The Barnes Fundation


    Les autres pays

    Le symbolisme est l'autre grande affaire. Ce qui va devenir un véritable mouvement artistique associant toutes les formes d'expression, de la peinture à la poésie, en passant par la sculpture et le théâtre, se développe au cours des années 1880 et se répand bientôt dans l'Europe entière. À l'opposé du naturalisme et donc anti-impressionniste, il cherche à exprimer, au moyen d'images qui prennent la forme de symboles plus ou moins explicites et jouent sur les correspondances, des considérations philosophiques sur la vie, la mort, le monde ou le rêve : celles-ci souvent chargées de mysticisme et d'ésotérisme débouchent sur des visions fortement subjectives et parfois hermétiques, où sont célébrés l'étrange, le fantastique ou l'horreur. Le symbolisme ne peut pas être réduit à une tendance, ni à un style : il est traversé de courants très divers, dont l'un est à l'évidence animé par Paul Gauguin et d'autres par certains nabis, qui se sont eux-mêmes définis comme des « initiés ». Pour sa part la plus importante, le symbolisme prend sa source non chez Gustave Moreau, comme on le dit et le répète sans fondement et surtout sans regarder, mais dans l'art de Puvis de Chavannes. Les Jeunes filles et la mort, L'Espérance, Le Pauvre pêcheur, Le Rêve, Orphée, Le Chant du berger, comme les grandes décorations telles que Doux pays et Le Bois sacré représentent des mythes connus ou des allégories simples et fondamentales, tellement composées aussi, c'est-à-dire sans rien de naturaliste, qui vont servir de modèles à toutes les générations des peintres symbolistes, à commencer par celle d'Odilon Redon, on l'a vu, jusqu'en 1914 et même au-delà. L'art de Puvis de Chavannes constitue l'axe principal du symbolisme européen à partir de quoi ce mouvement s'ordonne.

    En France d'abord, ses disciples et ses élèves, sans aller jusqu'à Raphaël Collin qui le vulgarise, Jean-Charles Cazin, Alexandre Séon et Alphonse Osbert ou encore Henri Martin paraphrasent son art, le transposent ou en accentuent les caractères selon les procédés propres à tout maniérisme (Alphonse Osbert, Le Mystère de la nuit, 1897, Paris, collection particulière). Chacun développe un point particulier, à partir du paysage, de la figure, de thèmes antiques ou profanes, tels Paul Chabas, Henri Le Sidaner, Emile-René Ménard. Quant à Edmond Aman-Jean, qui était le condisciple et l'ami de Seurat et dont l'art se révèle également dans ses idéaux proches de celui de Maurice Denis, il mettra l'accent sur des compositions où prime l'aspect décoratif (La Jeune fille au paon, 1895, Paris, musée des Arts décoratifs). Les sculpteurs ne restent pas à l'écart, comme en témoigne Albert Bartholomé, mais les autres statuaires préféreront s'en tenir comme Puvis à l'allégorie : c'est le cas d'Antoine Bourdelle dans le genre héroïque ou celui de Joseph Bernard sur le mode gracieux. Le symbolisme s'est encore plus largement manifesté en Allemagne et en Suisse, l'impressionnisme n'ayant pas pu trouver un terrain favorable dans ces deux pays. Il va s'y développer à partir de Puvis de Chavannes, autant qu'avec Arnold Bôcklin lui-même, tous deux pouvant d'ailleurs être rapprochés par bien des aspects : leur art est souvent comparable et leur évolution parallèle, bien que Bôcklin ne se soit pas tourné vers la peinture murale. Hans von Marées, on l'a vu, est le premier peintre allemand à s'être inspiré de Puvis de Chavannes. Fondateur de l'art moderne dans son pays, au même titre que Bôcklin, il va exercer lui-même une influence considérable auprès de Max Klinger, qui sera aussi très marqué par le peintre de Bâle : mais le tableau L'Heure bleue, peint en 1873 et entrepris quand l'artiste se trouve encore à Paris, montre que Klinger a su regarder Puvis. C'est aussi le cas de Franz von Stuck et plus encore de Ludwig von Hofmann, dont l'œuvre tout entier est conçu à partir de Puvis (Idolino, c. 1892, Bielefeld, Kunsthalle) jusque dans la peinture murale, comme le montrent ses créations pour Weimar. Von Hofmann, qui va évoluer de façon remarquable vers toujours plus de stylisation, se révèle très important pour l'influence qu'il a exercée sur les peintres expressionnistes tels qu'Ernst-Ludwig Kirchner et Max Pechstein. L'un des animateurs de l'école de Worpswede, Heinrich Vogeler, reprendra dans les années 1890 la thématique puvisienne, qu'il saura faire évoluer vers une simplification un peu naïve, ce qui explique notamment pourquoi tant d'éléments chez Paula Modersohn-Becker évoquent en réalité autant Gauguin que l'auteur du Bois sacré. Par delà Hans von Marées, c'est bien Puvis qui se trouve présent dans les débuts de Max Beckmann, de Franz Marc comme de Karl Hofer, qui restera fidèle au maître français pendant toute sa carrière (Trois jeunes baigneurs, 1907, Winterthour, Kunstmuseum).

    Mais la grande figure du symbolisme de cette partie de l'Europe est celle du peintre suisse Ferdinand Hodler, devenu également fameux en Allemagne. Dès ses débuts, son ambition sera d'égaler Puvis et tout de suite en se plaçant sur son terrain de prédilection, celui de la peinture monumentale (L'Architecture, L'Art de l'ingénieur, 1889-1890, Zurich, collection particulière). Il expose à Paris des œuvres que voit Puvis et qu'il apprécie, telle que La Nuit (1889-1890, Berne, Kunstmuseum). À travers les sujets qu'il aborde, où il illustre sa vision de l'homme et de l'univers, dans ses paysages comme dans ses portraits plus simples, Hodler a su, comme Gauguin, créer un style, qui, tout en restant fidèle à Puvis, en constitue l'un des développements les plus originaux et les plus féconds pour l'avenir.

    Ferdinand Hodler, La Nuit, 1889-1890
    Berne, Kunstmuseum


    L’expansion.

    À cette époque, la Belgique est liée à l'Allemagne et à l'Europe centrale autant qu'à la France. Elle représentera, avec le groupe des Vingt notamment, un foyer très important pour le symbolisme tant littéraire qu'artistique, grâce à deux figures, celles du peintre Fernand Khnopff et du sculpteur George Minne. Formé par Xavier Mellery, lui-même marqué par Puvis de Chavannes, Khnopff est bien le fondateur du symbolisme belge, qui servira de ferment au surréalisme à venir. Khnopff a directement regardé Puvis, comme le montre le parti de Memories (1889, Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts) avec sa composition en frise et la répétition devant un espace plat constitué de bandes parallèles horizontales de sept figures identiques. Khnopff ayant à son tour marqué le viennois Gustav Klimt, on comprend pourquoi la frise de Beethoven créée pour le bâtiment de la Sezession à Vienne évoque par tant d'aspects les apports du peintre français.

    Fernand Knopff - Nu aux Fleurs
    Bruxelles, collection privée
    Pierre Puvis de Chavannes - L’ Eté, détail, 1873
    Musée d’Orsay


    L’expansion.

    George Minne a été l'élève de Rodin à qui il doit beaucoup, mais de l'influence duquel il s'est libéré grâce à l'art de Puvis de Chavannes. De même que Khnopff et Hodler, il va se servir d'un motif unique qu'il multiplie à l'identique : dans La Fontaine aux agenouillés (c. 1898, Gand, musée royal des Beaux-Arts), la même figure gracile d'un garçon agenouillé se trouve répétée cinq fois autour d'une base circulaire, disposition qui permet de faire découvrir en même temps le dos, le profil et la face du sujet. L'art de la cadence si bien élaboré dans les peintures murales de Puvis a trouvé ici une expression spatiale qui connaîtra elle-même une fortune extraordinaire notamment en Allemagne : de George Minne découle tout l'art de Wilhelm Lehmbruck, ainsi que les débuts de Constantin Brancusi et son souvenir se fera encore sentir chez Oskar Schlemmer. Quant à ses figures à l'allure si particulière et pleine de morbidité, elles se trouvent largement être à l'origine de celles d'Egon Schiele comme d'Oskar Kokoschka. Ajoutons encore pour la Belgique un autre sculpteur, fameux pour la suite de sa carrière, Constantin Meunier et dans un autre registre, le peintre Henri Evenepoel. On voit bien comment un monde se dessine avec ses filières et ses correspondances et ce qui unit toutes ces créations en apparence si diverses : elles présentent à un certain moment des caractères communs, à l'origine desquels, toujours, se trouve l'œuvre magistrale de Puvis de Chavannes.

    L'Italie connaîtra l'un des représentants du symbolisme les plus attachants en la personne de Giovanni Segantini. Il sera certes marqué, pour ses figures, le traitement des formes et les sujets de la vie paysanne qu'il illustre, par l'art de Jean-François Millet, ce que font apparaître ses dessins, mais ses compositions sont davantage redevables à l'univers de Puvis de Chavannes : voir L'Amour aux sources de la vie, dont le titre est déjà si révélateur (1896, Milan, Galleria civica d'arte moderna). Giuseppe Pellizza da Volpedo, dont les sujets et le style marqueront les artistes futuristes avant qu'ils ne découvrent le cubisme, saura lui-même retenir les principaux caractères de Puvis, comme le montre La Ronde (1902-1903, Milan, Galleria civica d'arte moderna).

    C'est en Scandinavie, après l'Allemagne, que le symbolisme, dans une version très mélancolique et pessimiste, on s'en doute, a trouvé un terrain d'élection. Deux courants principaux le traversent, opposés dans leur esthétique et néanmoins tous deux marqués par l'art de Puvis, qui semble avoir exercé une véritable fascination sur les artistes de Norvège, de Suède, de Finlande et du Danemark, au point qu'ils se sont pratiquement tous rendus à Paris pour se trouver en contact avec les œuvres du maître, dont l'attraction rappelle celle de Raphaël à Rome. L'un de ces deux courants met notamment l'accent sur la ligne, la précision du contour aux dépens de la couleur et une composition calculée avec soin : c'est ce que font apparaître les tableaux d'Ejnar Nielsen, Magnus Enckell, Beda Stjernschantz, Laurits Andersen Ring, tandis qu'Akseli Gallen-Kallela opte pour un graphisme plus simple, mais des couleurs beaucoup plus soutenues. Quant à Vilhelm Hammershoi, dont on comprend d'où vient le leitmotiv de la figure vue de dos, il passera de la linéarité inspirée de l'antique à l'expression du modelé au moyen d'un léger sfumato, transposant dans la vie quotidienne et d'une manière obsessionnelle la théâtralité neutre de Puvis.

    L'autre courant Scandinave du symbolisme est tout entier représenté par le peintre norvégien Edvard Munch, dont l'œuvre est immense et la postérité considérable, notamment en Europe centrale et du Nord. Quand on mesure à quel point Munch a su s'approprier l'apport de Puvis de Chavannes - et il le témoignera tout au long de sa vie, de Puberté (1894-1895, Oslo, Nasjonalgalleriet), qui est la version nordique de L'Espérance, à Hommes au bain (1907, Helsinki, Ateneum) de l'époque de Warnemùnde, où se retrouve le motif de la ronde derrière une série de figures debout, vues de face, de dos ou de profil, en passant par toutes les frises qui ont pour titre La Danse de la vie (1899-1900, Oslo, Nasjonalgalleriet) , on peut imaginer les conséquences de sa postérité : ainsi de Mondrian dont Bois près d' Oele (1906, La Haye, Gemeentemuseum) se situe bien en ligne directe de La Voix (1893, Oslo, Munch Museet) de Munch, dont le parti ne peut pas se comprendre sans être rapporté à Puvis. Comme Gauguin, comme Hodler, Munch a su créer une vision totalement personnelle, dans laquelle la présence de Puvis parfaitement assimilée continue néanmoins de jouer son rôle. La Russie va représenter à la fois un foyer important pour le symbolisme et la diffusion de l'esthétique puvisienne. De nombreux peintres se réclament de l'exemple du maître français, qu'ils suivent plus ou moins littéralement, comme Viktor Borissov-Moussatov, Mikhail Nesterov, Nikolaï Rerikh ou encore Côme Petrov-Vodkine. Dans ce contexte, aussi bien les décors et les costumes de Léon Bakst pour la scène que les débuts symbolistes de Kasimir Malévitch s'éclairent tout à fait (Prière-Etude pour une fresque, 1907, Saint-Pétersbourg, Musée russe), de même que ceux de Wassili Kandinsky, d'ailleurs exprimés au moyen de la technique divisionniste (Dimanche-Ancienne Russie, 1904, Rotterdam, Boijmans-van Beuningen Museum).

    Edouard Munch -Mère et Fille - 1897
    Oslo, Najonalgalleriet

    Tous les autres pays ont connu peu ou prou l'influence de Puvis, l'Angleterre avec William Rothenstein, Frederick Cayley Robinson ou Augustus John, l'Amérique particulièrement, avec John S. Sargent, qui sera d'ailleurs chargé d'une décoration pour la bibliothèque de Boston à la suite de Puvis, Mary Cassatt, Maurice Prendergast, Arthur B. Davies ou encore Bryson Burroughs, son disciple le plus scrupuleux et qui fut conservateur de musée, tandis que la Grèce possédera Constantinos Parthenis et le Portugal Antonio Teixeiro-Carneiro. L'Espagne n'est pas restée à l'écart avec le cas particulier représenté par la Catalogne, qui va se transformer en véritable terre puvisienne, d'où viendra Picasso. Autour de Joaquin Torres-Garcîa, qui découvre à son tour l'œuvre de Puvis en 1907 et va en faire son idéal, se constitue une École de décoration à Barcelone, qui se consacra à l'art monumental avec des artistes comme Josep Obiols, Jaume Querol, Lluis Puig, Manel Cano, Tomas Aymat, Josep-Maria Marqués-Puig. Torres-Garcîa représente le cas le plus singulier de la fascination exercée par Puvis sur un artiste. Ses tableaux et ses décorations réalisées jusqu'à son départ de Barcelone constituent une réappropriation quasi à l'identique mais en plus fruste de l'esthétique puvisienne. Il lui restera fidèle au cours des années 1920, en réalisant d'étonnants tableaux à l'imitation de fresques à l'antique encadrés d'éléments architecturaux en bois, qui sont une clef pour comprendre ses reliefs ultérieurs, juste avant de découvrir l'art de Mondrian à Paris, de fonder Cercle et Carré en 1930 avec Michel Seuphor et de devenir abstrait. Au cours des années 1930, il manifeste de nouveau son attachement à Puvis, auquel il n'avait en fait pas renoncé. Après 1945, il continue dans ses allégories même les plus transposées à recourir à ces fondements. Torres-Garcîa et son cercle ne sont qu'un des éléments de ce que la Catalogne a produit sous le nom de noucentisme : mais Joaquim Sunyer, les sculpteures Manolo et Josep Clara et jusqu'à Julio Gonzalez quand il est encore peintre (Jeunes filles endormies sur la plage, 1914, Barcelone, Musée national d'art de Catalogne) témoignent de l'imprégnation puvisienne dans ce pays.

    Le symbolisme s'est étendu à toute l'Europe et en particulier, on vient de le voir, dans sa composante essentiellement marquée par l'art de Puvis de Chavannes. Certes bien d'autres facteurs, plus ou moins importants, ont joué, les voies de la création sont multiples et composées de nombreux croisements. Toutes sortes de nuances doivent ainsi être apportées à ce genre de raisonnement, d'appréciations et de commentaires, sous peine qu'ils paraissent trop simplificateurs.

    Il reste que c'est imprégnées par ce mouvement de fond que les nouvelles tendances de l'art moderne ont commencé à se développer au début du XXe siècle. Il donne le contexte où s'énoncent les débuts de Picasso.


    Picasso et Matisse

    Pablo Picasso arrive en 1900 à Paris dans une ville occupée par l'Exposition universelle et toute imprégnée de l'esthétique puvisienne. Il a vu les œuvres de Puvis présentées à l'Exposition, au Panthéon, à l'Hôtel de Ville, à la Sorbonne. Venant de Barcelone, il connaissait déjà tout ce que l'art de Puvis représentait. D'où ses tableaux et ses dessins de la période bleue à partir de 1902, avec leur couleur froide, celle du bleu de Sainte Geneviève veillant sur Paris, leurs formes simplifiées et accentuées, leur absence de profondeur, leur frontalité et leur sujet tellement mélancolique. Cette tristesse, qui est celle du Fils prodigue, remplit des tableaux comme Les Adieux du pêcheur (1902, Japon, collection particulière), La Vie (Cleveland, The Cleveland Museum of Art) et La Tragédie (1903, Washington D.C., National Gallery) aux titres éloquents. La période rose doit être vue comme une confirmation de la précédente au cours de laquelle Picasso assimile et transpose davantage les apports de Puvis, notamment dans la traduction de l'espace et dans l'installation des figures à l'intérieur de celui-ci. L'Acrobate à la boule (1905, Moscou, musée Pouchkine) est sans doute le chef-d'œuvre de ce genre avec la succession de ses plans ramenés à la verticale et l'enchaînement de ses figures, de l'homme vu de dos à la silhouette exacte jusqu'au cheval dans le lointain, en passant par l'arabesque du jeune acrobate sur son ballon. Picasso procède alors à une simplification drastique de ses images, qui deviennent de véritables détails - totalement repensés - de compositions de Puvis (Les Deux frères, 1906, Bâle, Kunstmuseum).

    Pablo Picasso - La Vie, 1903
    The Cleveland Museum of Art
    Pablo Picasso - L’Acrobate à la Boule, 1905
    Moscou, Musée Pouchkine

    Cette évolution, conjuguée évidemment à l'action d'autres facteurs, le conduit au cubisme. Mais il faut bien noter que la composition des Demoiselles d'Avignon (1907, New York, The Museum of Modem Art), son format même, sa frontalité, la disposition des figures verticales et jusqu'à celle qui est présentée de dos et accroupie proviennent du monde de Puvis. Juste avant le début du cubisme analytique, Picasso compose encore Baigneuse (1908-1909, New York, The Museum of Modem Art), qui présente seulement une figure debout tenant une draperie, vue de profil, un bras levé, peinte dans une tonalité rose et grise, se détachant sur un fond composé de trois bandes parallèles horizontales pour représenter le sol, la mer et le ciel : cette baigneuse n'est-elle pas venue tout droit de Doux pays ?

    Pierre Puvis de Chavannes,La Charite,1887
    Musée d'Orsay
    Pablo Picasso,Femme et enfant au bord de la mer - 1921
    Chicago,The Art Institute

    Henri Matisse découvre ou se rallie un peu plus tard que Picasso à l'art de Puvis. On a vu tout ce que Luxe, calme et volupté (1905, Paris, musée d'Orsay) doit à Signac, y compris le sujet et la composition qui sont inspirés de Puvis. Jusqu'en 1916, celui-ci ne le quittera plus. Le sujet de Bonheur de vivre (1905-1906, Merion, The Barnes Foundation) est bien celui d'une pastorale hors du temps, où apparaît au centre le motif d'une ronde de danseurs, réinterprétation du groupe figurant dans le tableau Les Jeunes filles et la mort.Le fauvisme quitté, Matisse revient à l'expression de la ligne avec la première version de Luxe (1907, Paris, Musée national d'Art moderne), dont l'arrangement et le sujet sont à lire comme une transposition des Jeunes filles au bord de la mer, parti accentué par la seconde version de cette composition (Luxe II, 1907, Copenhague, Statens Museum for Kunst). Cette appropriation de la thématique puvisienne, le sujet comme la forme, joints à la volonté décorative trouve l'année suivante une expression encore renouvelée avec Les Baigneuses à la tortue (1908, Saint-Louis, Saint-Louis Art Museum) au prix d'une simplification radicale : un fond plat, composé de bandes de couleur parallèles, aucun décor ni détail, des figures totalement irréalistes car soumises à la nécessité de la composition. En 1909-1910, Matisse peint La Musique et La Danse (Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage), qui confirment les acquis précédents. La Danse reprend le motif central de Bonheur de vivre, qui occupe maintenant tout le champ du tableau : les figures, réduites à une suite de courbes et de contre-courbes formant une boucle, sont inscrites dans un paysage abstrait seulement composé de deux registres strictement plats peints de couleur saturée, l'un vert en bas, l'autre bleu. La leçon de Puvis, poussée à son comble. Plus tard, en 1916, Matisse reviendra sur l'un des thèmes de prédilection de Puvis de Chavannes : l'expression du rythme par la succession des verticales dans un format rectangulaire allongé, au moyen de figures insérées dans un paysage orné d'arbres. Matisse peint alors Les Demoiselles à la rivière (Chicago, The Art Institute), où, dans un format monumental comme ceux de Puvis, sont juxtaposées sans transition des figures et des motifs végétaux sommairement traités, pris dans des registres verticaux, l'ensemble dégageant à son abord un sentiment de puissance inouï mais aussi d'une magistrale brutalité.André Derain également, l'un des protagonistes majeurs du fauvisme, a tiré profit de l'œuvre de Puvis de Chavannes, dont il donne son interprétation avec L'Âge d'or (1905, Téhéran, musée d'Art moderne) au titre explicite. L'année suivante, La Danse (1906, Amsterdam, Fridart Foundation) confirme dans un foisonnement décoratif cette orientation, quand Les Baigneurs (1907, New York, The Museum of Modem Art) simplifie radicalement et presque brutalement l'un des thèmes du maître en présentant les trois figures schématiques dans un paysage indistinct, c'est-à-dire des formes rythmant un champ pictural. Maurice de Vlaminck, pourtant réputé si fruste, n'ignore pas de son côté Puvis dans ses compositions, de même que Georges Rouault, l'élève le plus proche de Gustave Moreau, qui reprend à son compte les principes puvisiens dans Cavalier au crépuscule (1904, Zurich, collection Fondation Bùrhle). Picasso et Matisse ne sont bien entendu pas isolés. Comprendre que Marcel Duchamp et Francis Picabia appartiennent à ce monde permet de mieux interpréter la suite de leur œuvre. Avec son aspect primitiviste emprunté à Emile Bernard, le tableau Le Buisson de Marcel Duchamp (1911, Philadelphie, The Philadelphia Museum of Art) exprime bien une pensée symboliste, de même que celui de Picabia Adam et Eve (1911, Paris, collection particulière). Parallèlement à Picasso, beaucoup d'autres artistes cubistes ou qui le deviennent vont témoigner de l'influence qu'ils ont reçue de Puvis : c'est le cas d'Albert Gleizes avec Les Baigneuses (1912, Paris, Petit Palais), d'Othon Friesz avec Les Baigneuses des Andelys (1908, Genève, musée du Petit Palais), d'Henri Le Fauconnier avec L'Abondance (1910, La Haye, Gemeentemuseum), de Roger de La Fresnaye avec Nus dans un paysage (1910, Paris, Musée national d'Art moderne), ainsi que de Fernand Léger, dont le tableau Les Nus dans la forêt (1909-1910, Otterlo, Rijksmuseum Krôller-Mùller) au format horizontal allongé, présente, sous la profusion des cylindres déboîtés dans une lumière crépusculaire qui en rend la lecture difficile, une solide construction orthogonale dans laquelle les figures et le paysage parfaitement intégrés traduisent une puissante énergie.

    Ailleurs, en Allemagne, les peintres expressionnistes, on l'a vu, ceux des groupes de la Brucke et du Blaue Reiter, notamment Franz Marc, marqués par Ludwig von Hofmann et plus loin par Hans von Marées, s'approprieront aussi dans leurs créations certains aspects de Puvis, comme Max Beckmann également à ses débuts.

    Hans van Marées Trois hommes dans un paysage - 1875
    Museum Kunst Palast, Düsseldorf
    Etude pour Le Repos, ca 1865
    Musée du Louvre, Paris

    En Belgique, le symbolisme animera toujours le premier groupe de Laethem-Saint-Martin, qui, avant de se teinter de tournures cubistes à la Zadkine et d'être rattaché à l'expressionnisme, sera largement nourri de références puvisiennes, comme le montrent les créations de Gustave van de Woestyne, de Léon et de Gustave De Smet, de Frits van den Berghe, ainsi que celles, sensiblement différentes, d'Albert Servaes.


    La suite du XXe siècle

    Le ton change après la première guerre mondiale, sans qu'il soit nécessaire de parler ici de retour à l'ordre. En 1917, Picasso avait déjà élaboré dans ses portraits dessinés son style qualifié d' « ingresque ». Dès 1920, ses tableaux reflètent des préoccupations nouvelles de construction et d'affirmation du volume qui se révèlent moins « antiquisantes » ou « néo-classiques » que relevant totalement de l'esprit de Puvis de Chavannes : dans Femme et enfant au bord de la mer (1921, Chicago, The Art Institute), la disposition des figures à l'intérieur d'un triangle, la présentation de profil, la silhouette du groupe se détachant sur un fond de bandes parallèles horizontales, la gamme colorée et son absence de modulation reprennent les idées contenues dans Vision antique. Le célèbre tableau Femmes à la fontaine (1921, New York, The Museum of Modem Art) appartient en plein à cette manière comme Baigneuse assise au bord de la mer (1930, New York, The Museum of Modem Art), qui reprend toujours ce même motif, cette fois-ci déformé de façon monstrueuse, placé devant le décor en trois parties. La fidélité de Picasso à l'idéal puvisien se révèle ainsi totale. Quoique moins affirmée, celle de Fernand Léger aussi, qui illustre à son tour le thème de La Danse (1929, Grenoble, musée de Grenoble) en ne retenant que deux figures animées et hiératiques. Amédée Ozenfant, après le purisme, retrouvera la figuration humaniste dans des allégories de type puvisien (La Grotte aux baigneurs, 1930, Grenoble, musée de Grenoble). À cette époque, l'Italie n'est pas en reste, comme le montrent les préoccupations de nombreux artistes du Novecento. Après qu'ils aient quitté l'univers de la peinture métaphysique, Carlo Carra lui-même, Mario Sironi, Massimo Campigli, Mario Mafai utiliseront les préceptes de Puvis à leur tour, tandis que le sculpteur Arturo Martini donnera une Femme de pêcheur (1930, Milan, collection particulière) en tout point conforme à l'esprit du modèle.

    C'est dans ce contexte et aux croisements de multiples influences que figurent Balthus, proche de Derain comme de l'univers surréaliste (La Montagne, 1937, New York, The Metropolitan Museum of Art) ou dans un autre registre, Robert Poughéon, dont les compositions réunissent les formules de Ménard avec celles d'André Lhote (Les Dioscurides, 1939, collection particulière).

    Balthus - La Montagne - 1937
    New York, The Metropolitan Museum of Art

    À cette époque, Puvis de Chavannes peut encore inspirer d'un côté Othon Friesz, qui se réclame franchement de la tradition française et de l'autre Henri Matisse, qui, après sa période niçoise, renoue avec l'audace et reprend le thème de la danse, pour répondre en 1930-1931 à la commande du docteur Barnes, qui lui demande de décorer le bâtiment de sa fondation à Merion. Matisse retient le parti de figures qui s'enchaînent, agrandissant encore les formes de La Danse exécutée pour Chtchoukine et les traitant par grands aplats simplifiés. Il n'est pas jusqu'à leur emplacement dans l'architecture qui ne rappelle, avec ses lunettes, la disposition de la décoration de Puvis à la bibliothèque de Boston, qu'il avait parfaitement assimilée. Dans la dernière période de Matisse, celle des gouaches découpées, le souvenir de Puvis continuera de se manifester notamment dans la série des Nus bleus, qui représentent des figures accroupies provenant, après avoir été stylisées, des personnages de Bonheur de vivre (Nu bleu II, 1952, Paris, centre Georges-Pompidou, musée national d'Art moderne). Cette fidélité ne pourrait-elle pas être mieux évoquée encore avec la série des « Dos » ? Ce motif qu'il crée en 1913, qu'il reprend la même année, puis en 1916-1917, enfin en 1930, n'est-il pas celui de la figure centrale des Jeunes filles au bord de la mer ?

    Picasso aussi n'oublie pas. Après la guerre, à l'époque d'Antibes, il peint Bonheur de vivre ou Antipolis (1949, Antibes, musée Picasso) dont le format, un rectangle allongé, la composition en frise, les formes stylisées, les couleurs simples et posées en aplat, le sujet même disent bien l'origine. Quand il se trouve à décorer la chapelle du château de Vallauris en 1952, il a recours à des arrangements et à des correspondances comme les pratiquait Puvis, jusque dans les thèmes retenus, La Guerre, La Paix, à l'image du cycle d'Amiens. Enfin, La Chute d'Icare (1958), la commande pour le bâtiment de l'UNESCO à Paris doit être replacée bien évidemment dans cette optique. À l'époque controversée en raison de son rendu considéré comme désinvolte et de son sujet difficile à interpréter, cette peinture murale est bien à voir comme une composition à la Puvis avec son décor, son coloris où dominent les ocres et les bleus et la disposition de ses figures, celles debout, les autres allongées au sol. Si le titre, donné en réalité par Gaétan Picon, ajoute à la perplexité, celui de Picasso était en revanche parfaitement éclairant : « Les forces de la vie et de l'esprit triomphant du mal. »


    Le style

    Passé les premières années à partir desquelles il se développe sur une durée de plus de trente ans, l'art de Puvis de Chavannes se divise en trois parties principales : celle qui est illustrée par des tableaux tels que L'Espérance ou le premier cycle décoratif du Panthéon, la deuxième représentée par les compositions monumentales que sont par exemple Doux pays et Le Bois sacré, la dernière celle de la bibliothèque de Boston. De l'ensemble se dégage le style de Puvis de Chavannes, dont on peut essayer à présent de définir les éléments constructifs : ils concernent autant le type de sujets représentés que leur traduction avec les moyens de la peinture.

    Puvis a recours à l'allégorie, celle-ci le plus simple possible : un symbole, une idée par forme présente, voire par composition. Aucune narration, pas de psychologie. Au contraire, des gestes, des attitudes, des situations. Pas de portrait, ni anecdote ou particularité : des visages stylisés, des silhouettes épurées qui deviennent des archétypes, des animaux abstraits, des décors hors du temps. Pas d'effet, de la mesure. D'où l'impression générale qui se dégage de cette peinture : elle est muette et silencieuse. Et fondamentalement visuelle. Les moyens employés pour parvenir à ce résultat utilisent la structure et le rythme dans la composition, en respectant scrupuleusement les deux lois principales qui gouvernent la peinture intégrée dans l'architecture : la loi du mur, celle du cadre. Le mur qui va être affirmé par la verticalité du parti, c'est-à-dire l'absence de profondeur, la répartition des compartiments qui le constituent, tantôt en bandes parallèles, tantôt en trois parties et le rythme apporté par les formes qui le scandent. Dans la surface ainsi préparée, ces formes ensuite sont simplifiées, faiblement modelées ou utilisées en aplats et s'enchaînent, rendues solidaires par le jeu des correspondances. Les couleurs sont en petit nombre, les valeurs rapprochées, afin de ne pas créer de contrastes trop marqués. L'aspect général, mat et parfois crayeux, se rapproche de celui de la fresque : il est obtenu grâce à l'emploi d'une matière sèche, pauvre en liant et d'une touche large, parfois grossière et qui peut même donner l'impression d'avoir été raclée, y compris dans les petits formats.

    La loi du cadre qui s'applique primordialement à la peinture monumentale est respectée à la lettre par Puvis, qui tient compte dans ses compositions de la situation de la peinture dans l'espace et de son emplacement : un bandeau allongé, une surface verticale, un triptyque, un encadrement de porte, un tympan et des solutions qui s'adaptent à chaque configuration. Souvent d'autant mieux qu'elles sont puisées dans un répertoire que Puvis a constitué, comme pratiquera Rodin, au fur et à mesure, qu'elles sont perfectionnées et se trouvent ensuite constamment réutilisées au gré des besoins : ainsi du motif constitué par la figure centrale de la femme assise avec son enfant dans L'Été (1873, Paris, musée d'Orsay). Enfin les figures vues de dos qui parcourent l'œuvre comme un leitmotiv, le thème de la danse, les formes volantes du Rêve, du Bois sacré de Lyon, des Muses de Boston, l'arrangement de L'Espérance comme du Pauvre pêcheur, du Fils prodigue comme de La Toilette (1883, Paris, musée d'Orsay) représentant autant d'images ou de motifs de pure création, rendus inoubliables et qui expriment l'un des plus hauts degrés de la peinture.

    Puvis de Chavannes domine son époque à partir de 1880 et c'est le résultat de son magistère qui produit aussi bien Raphaël Collin que Paul Gauguin et les visions si différentes de Seurat ou de Munch, de Bourdelle ou de Maillol. Par-delà, il permet de comprendre de façon profonde les créations de Picasso et de Matisse et ce qui, à travers leurs différences, les rapproche. Son influence ne se marque pas seulement dans le domaine de la peinture et de la sculpture, mais touche aussi celui des arts décoratifs et en particulier l'art du vitrail, tel que l'ont pratiqué les verriers de l'art nouveau comme Emile Galle. Dans les arts appliqués, notamment dans le domaine de l'affiche, il a servi de modèle aux créations d'Eugène Grasset et de Carlos Schwabe, comme dans celui de l'illustration, à celles d'Henri Rivière. De nombreux photographes ont été marqués par son esthétique, en particulier à l'époque du pictorialisme, ce que montrent les clichés de Heinrich Kûhn, de Clarence White et de Gertrude Kàsebier. Au théâtre, quand le symbolisme a réagi contre le réalisme, la pratique scénique a emprunté toutes ses caractéristiques à l'art de Puvis, tout d'abord au Théâtre d'art dirigé par Paul Fort et à sa suite par Lugné-Poe, qui fut l'ami de jeunesse de Sérusier, de Denis, de Gauguin et de Vuillard notamment. Cette influence se manifeste aussi dans le cinéma dès son origine : le premier grand réalisateur et théoricien du cinéma français, Louis Feuillade, écrit en 1910 dans La Série esthétique un manifeste qu'il adresse aux « auteurs de films » et où il leur propose comme paradigme « l'art du peintre » et singulièrement celui de Puvis. Les compositeurs avec lesquels il a entretenu des liens et qu'il inspirait, tels qu'Ernest Chausson, Claude Debussy et surtout Erik Satie seront tout autant marqués par son art. De nombreux écrivains l'ont admiré, d'Emile Zola à Joris-Karl Huysmans, d'Alfred Jarry à Catulle Mendès et lui ont rendu hommage tels les cent poètes de l'Album des poètes donné solennellement par Rodin au peintre lors du banquet, ainsi Emile Verhaeren, Rémy de Gourmont, Georges Rodenbach, Henri de Régnier, Jean Richepin, José-Maria de Hérédia, Paul Verlaine, Paul Fort ou encore Stéphane Mallarmé.


    La fin de l'idée fausse

    Quel artiste depuis le XVIe siècle et par le seul moyen de son art a-t-il connu une telle reconnaissance, la première surtout, celle qui vient des artistes eux-mêmes, exercé une telle prééminence de son vivant, ensuite marqué tant de générations et si diverses ? Puvis de Chavannes a créé - même si le mot peut ne pas avoir de sens pour certains - un art universel, qui s'est imposé par sa simplicité et son harmonie. La composition, le langage des formes et des couleurs, le sujet ont été à ce point constitués ensemble que leur effet s'est révélé immédiat et a pu se trouver pérenniser.

    Clair et compréhensible, l'œuvre de Puvis apporte des modèles, qui sont reproductibles, assimilables et peuvent être transposés et combinés : on en retient telle structure, tel groupe de formes, telle ligne, tel accord de couleur, telle partie, tel détail, tel ensemble, telle image. À partir de là, chacun a pu ensuite développer sa propre voie. Puvis de Chavannes est un artiste qui, lui-même, a recueilli la tradition qu'il a su conserver vivante, a construit sa propre vision et a permis à l'avenir de continuer. Comment croire à une rupture que l'on ne peut ni décrire ni situer, quand on constate en revanche qu'il y a une véritable continuité dans l'histoire de l'art entre le XIXe et le XXe siècles et qu'elle est assurée par l'art de Puvis et la postérité qu'il a connue ? Cet enchaînement quasi naturel, ce passage continu n'offrent-ils pas une nouvelle fois une illustration de la vie des formes et la preuve que l'Histoire n'est pas finie ?


    Serge Lemoine

    Henri Matisse - Nu bleu II - 1952
    Paris, Musée National d’Art Moderne